J’ai mal entre le lundi matin et le vendredi soir, de 9h à 17h.

Cela fait un peu plus de deux mois que j’ai commencé mon stage. Et il se passe. Lentement.

Souffrance morale au travail

Qu’est-ce que la souffrance au travail ? Tu pourrais me répondre que c’est quand le caissier du supermarché se fait un tour de reins, ou quand le tourneur-fraiseur s’arrache un doigt. Non. Enfin, si mais pas que. Bien entendu, la médecine du travail est en charge de l’accident physique lié au travail. Mais la souffrance au travail est aussi morale. Elle peut être omniprésente et insoupçonnée.

Une souffrance omniprésente

Tu connais Bourdieu ? C’est un sociologue. Il décrit 4 capitaux fondamentaux : le capital économique, c’est l’ensemble des revenus et du patrimoine d’un individu. Le capital culturel mesure le savoir-faire et le niveau de culture institutionnalisée et reconnue dont dispose un individu. Le capital social indique le niveau d’interaction entre un individu et son milieu (on parle d’inter connaissance et d’inter reconnaissance) et le capital symbolique désigne toute forme de reconnaissance particulière au sein de la société. Pourquoi je te parle de ça ? La souffrance morale du travail s’attaque au 4 capitaux. Un à un.

Je m’explique. L’aspect économique est assez flagrant, je ne m’étends pas. Ton salaire est 20%1 plus bas que ton collègue parce que tu es une femme, ton salaire est de 436,05€ parce que tu es stagiaire, ton salaire est 5 fois plus bas2 que celui que ton collègue parce que c’est comme ça. Je ne te fais pas un dessin, d’une part c’est humiliant de penser que ton travail est 5 fois moins rétribué que celui de ton voisin, mais cela impliquera aussi une violence au quotidien. Quand tu partiras le week-end en Normandie, il partira deux semaines en Martinique. Quand tu auras du mal à mettre 20€ d’essence dans sa Clio, il n’en aura pas pour faire le plein de ta berline. Bref, cette violence se fait par l’inégalité du salaire.

La destruction de ton capital culturel par le travail est plus subtile. Tu connais la surqualification à l’embauche ? Tu connais forcément. Derrière ce nom barbare se cache le secrétaire qui parle 7 langues et qui colle des timbres, ou l’urbaniste qui fait des impressions et des comptes-rendus. Cette sous-utilisation des compétences produit un ennui, un sentiment de déresponsabilisation, d’inaccomplissement personnel, un mal-être. A cet ennui, on peut rajouter la peur du licenciement, les pressions hiérarchiques, les harcèlements, les burn-outs, produisant une perte de richesse intellectuelle et une docilité inévitable (et par conséquent une incapacité à la remise en question ou à la production de pensées subversibles). On assiste à une forme de totalitarisme moderne.

travail 1Notre système a pour conséquence immanente de détruire une partie de la composante sociale du travail. L’organisation du travail n’a pas pour but premier d’anéantir le dialogue entre les employés, pourtant, la mise en application des techniques de management (espacement des employés3, mise en compétition des services au sein de l’entreprise, évaluation individuelle des performances, prime, poste, mutation…), on assiste clairement certes, à une augmentation de la productivité, mais on voit surtout arriver l’isolement, la solitude, la perte du sol commun, ce que Hannah Arendt4 appelle la dé-sol-ation..

Le symbole du travail est fort. Notre société développe un culte à l’emploi. Le chômeur est vu comme improductif, comme le paria de notre monde occidental. Peu d’entre nous sont capables d’entendre « tu ne sers à rien ». Ce « tu ne sers à rien » peut apparaître de deux manières. Il peut naître au fond de soi-même, quand on commence à penser que classer l’ensemble des catalogues de fournisseurs par ordre alphabétique, « ça ne sert à rien ». Mais ce sentiment est aussi à l’origine de la stratégie managériale « du placard ». Plutôt que de licencier un employé, il est plus simple de maintenir son salaire et de l’écarter de toute tâche à effectuer. L’ennui et la symbolique du « tu ne sers à rien » étant tellement forts qu’ils ne peuvent que pousser l’employé à partir de lui-même.

Une souffrance involontaire 

Mais ne t’inquiète pas trop. Ce n’est pas le but du système de te faire souffrir. Non, bien au contraire, le système économique te veut épanoui dans ton état le plus productif. Les libéraux se moquent bien souvent du régime soviétique ayant eu comme sinistre projet de créer un « homme nouveau », un homme dévoué à sa patrie et sa production. Mais le système capitaliste qui nous entoure n’a pas d’autre but que de créer un homme nouveau, en entrant dans nos imaginaires collectifs, en remodelant de l’intérieur nos affects. L’homme nouveau doit perdre toute pensée subversive, se plier au désir du patronat, heureux de son sort salarial5. Le travail veut saisir l’employé par son corps et par son âme, redéfinissant à sa manière ce bon vieux concept d’épanouissement par le travail. Et si le travail est considéré comme le meilleur moyen de s’épanouir, il semble être de mauvais ton de le remettre en question. La doxa ambiante réduisant tout être se questionnant sur la nature du travail à un marginal néo-marxiste dégénéré.

Une souffrance obligatoire ?

Aujourd’hui, le monde du travail est tourné vers le profit et la réussite professionnelle  quel qu’en soit le prix. Tant pis pour l’exploitation de l’homme par l’homme, et la souffrance morale.

Il existe des entreprises qui fonctionnent sur d’autres modes, qui sont autogérées,  qui ont pour objectif le développement humain et non celui du capital (SCIC, SCOP…) 6. Il en existe très peu, et c’est aussi vrai que les hommes qui les font vivre et les portent, se ruinent la santé pour les faire (sur)vivre selon les obligations de rentabilité actuelles. Il existe aussi des humains qui expérimentent, par conviction, des modes de vie sans travail salarié, en construisant leur vie autrement. 7

Est-ce qu’on a tout résolu ? Est-ce qu’il ne reste plus rien à remettre en cause après ça ? Bien sûr que si. Ce ne sont que des laboratoires d’alternatives, mais ils donnent des pistes quant aux champs des possibles, aux constructions à expérimenter, et aux destructions à mettre en œuvre.

Sources:

1 – www.insee.fr/fr/themes/tableau.asp?reg_id=0&ref_id=NATTEF04154

2 – www.insee.fr/fr/themes/document.asp?ref_id=ip1150&reg_id=0

3 – Hannah Arendt est une philosophe allemande qui a décrit les mécanismes du totalitarisme nazi et stalinien. Elle explique dans ses ouvrages la « chaîne » de l’horreur, comment en découpant une tâche, l’homme est capable de se poser des œillères et de se dociliser pour effectuer un travail. Elle crée le concept de dé-sol-ation, et montre que la perte de repère commun, de dialogue, ne peut entrainer que la perte de regard critique.

4- Transformation managériales à la RATP, Le monde diplomatique Novembre 2014,

5- https://www.youtube.com/watch?v=jn5i2E5zXUM : « Capitalisme, désir et servitude »

6- Société Coopérative d’Interet Collectif & Société COopérative et Participative

7- Film « rien à foutre al païs » de Pierre Carles

 

Tract version mise en page .doc: Tract 52 souffrance au travail

Pdf: tract 52 souffrance au travail

Ce contenu a été publié dans Articles consultables. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.