Pendant un an j’ai travaillé à Karlsruhe (Baden-Württenberg) dans une pizzeria de 25 employés, payé à 5,5 euros de l’heure. C’est à cette occasion que j’ai fait la rencontre de Fatima que j’ai interviewée. Le texte écrit a été écrit comme un CV, révélant beaucoup de chose sur le système social allemand. Vous retrouverez son interview intégrale ici:
Fatima, 47 ans
Expérience professionnelle :
1984-1987: (de 17 à 21ans)
Vie et travail en Suisse : Situation précaire pour les travailleurs étrangers, pas le droit de démissionner, pas le droit de changer de canton, etc.
1987:
J’emménage en Allemagne. Plus besoin de permis de travail, possibilité de démissionner : Pour moi, c’est la sortie de l’esclavagisme
Rencontre du père de mes enfants
Job à plein temps dans la restauration, j’entame une formation pour l’obtention du Mittlere Reife (examen niveau première) nécessaire pour débuter une formation professionnelle
Août 1989:
Arrivée à Berlin, chute du mur, suffisamment de jobs pour tous, possibilité de changer si cela ne plaît pas
1ère grossesse, continue de travailler jusqu’au 8eme mois, naissance de Myriam, mariage. 2ème grossesse, naissance de Merwan
1994:
Séparation d’avec le père de mes enfants, déménagement à Karlsruhe, Pour que les enfants apprennent le français, inscription à l’école européenne de Karlsruhe : 960 DM (480 €) par an .
Galère pour la recherche d’appartement: C’était vraiment difficile de trouver quand on est une femme seule, étrangère, avec deux gamins. Il fallait tricher, mentir, raconter des histoires, de façon à rassurer le propriétaire. J’ai appelé pour plusieurs appartements, les propriétaires disaient « je suis désolé, c’est déjà loué ». J’ai demandé à un copain allemand d’appeler à son tour, et lui recevait un RDV pour visiter… Cette discrimination, je l’ai connue dans tous les domaines.
Une incitation très forte de la société pour un emploi à plein temps… le « métier de maman » considéré comme impossible alors que l’école gratuite et obligatoire ne commence qu’à partir de 6 ans en Allemagne. Le métier de nounou est reconnu lui, mais il faut s’occuper des enfants des autres, pas des siens. De quoi dissuader de faire des enfants. Les aides sont fournies en fonction du nombre d’adultes et d’enfants qui vivent sous le toit et du loyer. En tout, j’ai touché environ 900-1000 DM (450 à 500 €) par mois. Du coup je travaillais au noir pour payer l’école européenne. La 3ème année, quand Myriam entre en primaire et Merwan en 1ère année, j’ai obtenu une bourse scolaire du consulat de France.
2000:
J’ai pu avoir un job chez un consultant fiscal pour 630 DM (315 €) par mois. Il n’avait pas le droit de me payer plus sous ce statut, mais je recevais dans la poche les extras pour les heures que je faisais en plus.
2001:
J’ai changé pour un architecte, car le consultant partait en retraite et son successeur était un incapable. Là je n’ai travaillé qu’un an, j’ai arrêté car il y avait peu à faire et que je venais surtout pour me faire draguer.
2002 :
Je me suis fait engager dans une résidence de personnes âgées. Je devais faire le service, et aider les petits vieux. Chacun avait son appartement, ils étaient encore relativement indépendants. Je travaillais 11h à 14h par jour, et j’étais payée 1000 € brut, soit environ 700€ après cotisation. Je recevais en plus de ça beaucoup de pourboires. Peu aimée de mes collègues car en tant que polyvalente, je connaissais tous les services. J’étais la seule qui connaissait tous les pensionnaires par leurs noms et leurs particularités, et je touchais entre 100 et 300 € de pourboire par mois. Je n’avais plus besoin de travailler au noir, et on a pu un peu partir en vacances avec mes enfants. J’y suis resté jusqu’à fin 2005. C’est moi qui ai démissionné. Je me suis fait avoir, je devais travailler autre part et ça n’a pas marché. Et quand on démissionne, on n’a pas droit à l’aide sociale pendant les trois mois qui suivent. J’aurais dû faire en sorte de me faire jeter, mais je n’ai pas voulu. Puis je suis tombée malade, pendant 6 mois. C’est l’assurance maladie qui couvrait mes frais. Après ma guérison, c’était à nouveau l’Arbeitsamt (Pôle emploi) qui les prenait en charge.
Juillet 2006:
Je peux reprendre le travail. Comme j’étais chômeuse depuis plus d’un an, j’étais descendue à l’échelon d’en dessous, au Sozialamt (services sociaux), qui s’appelle maintenant l’Hartz IV. J’ai été contrainte d’accepter un travail en maison de retraite.
2007:
J’ai fait quelques heures en restauration, au service et à l’accueil, jusqu’à 2010, dans un restaurant-traiteur qui assurait des mariages, baptêmes etc. Je ne faisais officiellement que 2 à 3 jours par semaine, pour 450 € par mois. Je payais volontairement des cotisations pour avoir plus tard quand même une mini-retraite, ce qui me faisait donc 392 € par mois. Je compensais avec d’autres petits jobs.
Spécificité Hart IV
Ce système dit que tant que tu n’as pas d’emploi, tu peux travailler pour une aide caritative ou sociale, souvent dans les soins et maisons de retraite. On est payé 1 à 2€ par heure, mais en conservant l’aide sociale.
384 € par adulte plus ses frais (loyers et factures). Ils ont incité les employeurs à prendre des employés en situations extrêmes sans les payer pendant un an (NDLR : les 1 à 2 € par heure sont payées par des œuvres caritatives, Églises en particulier), pour ensuite les engager. Mais les employeurs profitent du système, et ne t’engagent pas à la fin de l’année (…) et prennent quelqu’un d’autre gratuitement.
Quand tu as fait une année dans un domaine, tu as le droit de refuser ensuite. Sinon, tu es obligé d’accepter les propositions de 1€job qu’on te fait.
Dans cette maison de retraite, j’ai vu des choses abominables, comment ces vieux sont maltraités. En dix ans, le prix des places en maison de retraite a doublé, alors que le service s’est dégradé. Là où il y avait cinq infirmiers, il en reste un diplômé, tous les autres c’est les 1€job et les repris de justice qui sont forcés à faire des travaux d’intérêt général…
On devait nourrir simultanément six personnes, en veillant à leur taux d’insuline, certains s’endormaient sur leurs assiettes, d’autres ne pouvaient plus manger seuls… J’en voyais certains qui ne faisaient simplement pas leur boulot, si la personne s’endormait c’était tant pis pour elle. Il y avait aussi des coups, des insultes.
Le SMIC n’existe pas en Allemagne, sauf pour certaines corporations de métiers comme la métallurgie, la sidérurgie… Tout le reste, c’est la Freiwirtschaft (NDLR économie libérée). Officiellement, il n’y a pas de job à moins de 7€ l’heure, mais ce n’est pas vrai du tout. L’Arbeitsamt (Pôle Emploi) a accès aux comptes bancaires, chaque sous entrant dessus entraine une déduction de l’aide sociale. Je ne pouvais donc pas payer la moindre activité extra-scolaire ou sortie de classe à mes enfants si je ne faisais pas des ménages au noir. La stratégie obligatoire est de faire payer ces frais directement par les patrons. L’école devait me prendre pour une poule car les factures étaient toujours payés par des personnes différentes.
2012:
Je me fais embaucher dans une chaîne de boulangeries. Je travaillais de 4h30 du matin à 14h ou jusqu’à 18h quand j’étais de l’après-midi.Ils ne comptaient pas les heures supplémentaires. Je faisais de très bons chiffres d’affaire, parce que je prenais du temps pour mes clients. C’était considéré comme un excès de zèle.
Cette entreprise avait 48 boulangeries, et ils ne cherchaient pas à arranger les employés, on changeait d’endroit tous les trois mois, et parfois il fallait faire plus de trajet très tôt le matin. C’était payé 7€50 de l’heure, le double les week-ends et jours fériés. J’arrivais à 1400 – 1600 € brut, soit 1000 à 1200 € après cotisations.
Au mois d’août, nous recevons une lettre annonçant une diminution de 7 % de tous les salaires de la boîte. J’ai demandé conseil à un avocat, qui a envoyé un courrier à l’entreprise disant que je n’acceptais pas. Les autres n’ont pas réagit. Soit ils ont accepté, soit ils ont démissionné. J’ai été la seule à garder mon salaire. Un autre accrochage a rapidement eu lieu. Pendant un entretien, j’ai proposé des améliorations dans la formation qu’ils dispensaient à leurs nouveaux employés. Ils n’étaient pas prêts à entendre des critiques.
Ils n’ont donc pas renouvelé mon contrat. J’y ai travaillé un an, dans 5 boulangeries différentes. Je me retrouve à nouveau, à la mi-quarantaine, sans emploi.
J’avais prévu à ce moment là de prendre un peu de vacances. Je vais à l’Arbeitsamt et j’explique la situation. Ils prennent mes relevés de compte, ils me déduisent des aides sociales les sous que j’avais reçus des congés payés non consommés, considérés comme un luxe, alors que je n’ai pas pu en profiter. En plus de ça, il fallait que je me déclare chercheuse d’emploi 3 mois au préalable. Mais ce n’était pas possible, vu que je ne savais pas que mon contrat ne serait pas renouvelé. À cause de ça, j’ai perdu 3 ou 4 semaines de revenus de chômage. Donc, pas d’argent, pas de travail, pas de vacances.
Proposition pour travailler dans une pâtisserie française à temps complet. En tant que chômeuse, il aurait fallu que je déclare tout de suite au Arbeitsamt que j’avais trouvé quelque chose. Mais le type me dit que je travaille ce mois-ci, déjà entamé, à 450€, et qu’on fera un contrat plein-temps à partir du mois prochain. Les heures supplémentaires étaient payées au noir. Travail de 9h à 19h tous les jours. J’attends les papiers pour les 450€ du mois de mars, que je reçois assez tard. Je finis par prévenir l’Arbeitsamt, qui mettent fin à mes droits mais le 28 mars, mon patron me dit qu’il n’a plus besoin de moi, que j’ai déjà trop travaillé. En fait, cette place était prévue pour sa propre mère, il m’avait bien menti et arnaquée.
2013 :
De nouveau chômeuse début avril. Mi-avril, Myriam me conseille la pizzeria, où j’ai commencé en tant que cuistot. Lui aussi n’est pas prêt à me payer à plein temps tant qu’il n’est pas sûr que je sois capable de tout faire, alors qu’en fait, je fais déjà tout.
Via l’Arbeitsamt, je ne peux toucher pendant cette période de transition que 600 € par mois, ils m’ont dit que je pouvais toucher l’aide sociale. Mais comme mes deux enfants sont majeurs et qu’ils ont un petit revenu, c’est officiellement à eux de me donner de l’argent. Mon fils touche 600€ par mois en apprentissage et ma fille ne peux pas travailler plein temps car elle n’a pas encore sa place en étude de médecine, elle n’a pas le droit de gagner plus de 800€ par mois. Il est hors de question que je leur demande de l’argent. Certes, 600€ suffisent à peine à couvrir mes coûts fixes. Donc je gagne officiellement 450€ à la pizzeria, qu’on ne m’enlève pas parce que je ne suis pas Hartz IV mais chômeuse, j’ai cotisé pendant plus de 12 mois. Pour compléter, je fais donc encore quelques ménages au noir.
Et maintenant ?
Je dirais que les gens ici deviennent de plus en plus dépressifs et de plus en plus malheureux. Si je pense aux 30 dernières années où j’ai vécu ici, chacun a peur de perdre sa place de travail. Mon ancienne collègue en boulangerie y était depuis presque 30 ans, elle m’a dit qu’elle a préféré se taire et accepter d’être moins payée de peur d’être virée. Cette peur est vraiment dans les os, les gens n’ont pas la possibilité de réclamer ou de protester. Ils sont soumis, il n’y a pas de résistance. Tout le monde a peur pour sa propre place. Et même s’ils ne risquent rien, ils ne sont pas prêts à s’investir pour les autres.
J’ajouterais que ce n’est pas étonnant que le low-cost marche bien en Allemagne. Les gens font leur travail, même s’ils ne sont pas satisfaits de la qualité du résultat. C’est une mentalité qui n’est pas du tout combative.
Pour avoir la mise en page originale: Tract 30 libéralisme allemand VF