Ça part d’un malaise, une histoire « qui aurait pu mal tourner ». J’ai décidé de faire du stop de mon quartier vers le centre-ville. Je suis habituée à faire du stop seule, mais j’habite en Turquie depuis un mois, et je n’en ai jamais fait ici. Vers 6h, la nuit tombe doucement, j’attends un bus, je me dis que je peux aussi tendre mon pouce, au cas où. Une voiture s’arrête, un homme qui semble pressé et impatient, je monte. Dans les embouteillages, il se tourne vers moi, me demande combien c’est, me propose de l’argent. Face à mon refus, il continue sa route, puis il insiste, et face à mon refus il finit par se toucher, à côté de moi. Je sors de la voiture en courant.
Alors là, plusieurs trucs me traversent la tête : quel connard, j’espère qu’il me suit pas, je ferai plus de stop seule en Turquie, au moins maintenant je sais que je peux me sortir de telles situations, c’est qu’une mauvaise expérience, ça va quoi.
Quand je la raconte, je veux la dédramatiser, et souvent on me répond «Eh, ça aurait pu être franchement dangereux pour toi, il aurait pu te violenter, te violer ».
Finalement, on parle ici de communication, ce qui, dans un pays ou un autre est compris comme « j’accepte un acte sexuel », ou ce qui peut faire dire à un violeur « elle l’a cherché, elle était consentante ». En bref, ce qui est admis comme un consentement, qui permet de ne pas demander, clairement, un consentement.
Mais partout, le problème, est le consentement.
En Turquie, faire du stop seul-e la nuit correspond pour certain à un consentement d’un rapport sexuel. Autre part ça pourrait être embrasser, caresser, dormir dans le même appartement, la même chambre, le même lit, se mettre en valeur, être en jupe, ne pas porter de voile, être divorcé-e, proposer de sortir un soir, sourire, regarder dans les yeux, avoir déjà eu une expérience sexuelle, se prostituer, se rencontrer en boîte, danser, être alcoolisé-e, se connaître depuis longtemps, être marié-e, être ensemble depuis quelques années …
Partout, la question est de considérer le consentement du partenaire comme acquis, à partir d’autres facteurs. Et à partir de ces facteurs, de s’octroyer le droit d’exiger un rapport sexuel.
Au fond, qu’est-ce qui fait que je n’aime pas trop être regardée, draguée, reluquée, ni les quolibets dans la rue ou les rapprochements en boîte… c’est la peur du viol, la peur du rapport sexuel non consenti.
Il y a un sentiment d’insécurité, de prise de risque.
C’est aussi que je garde en tête quelque chose de puissant: si un homme veut avoir un rapport sexuel, de force, je ne peux rien faire contre. Derrière ça, il y a l’abondance d’images, d’histoires, de faits divers relatant des viols. Dans les films, les livres, les journaux, les séries policières, les pièces de théâtre, les œuvres d’art … pas si souvent dans une optique de dénonciation, mais plutôt comme la narration d’un fait horrible, une fatalité, une catastrophe personnelle. Et systématiquement, la personne se retrouve victime soumise, ou en fuite. Tout ceci constitue en partie la culture du viol.
Pourquoi n’ai-je pas réagi fermement avec un simple « quoi ?? ça va pas, tu te fous de ma gueule ! », pourquoi ai-je laissé planer un doute, une odeur de bête traquée, de victime d’avance, de renoncement, de fatalité. Pourquoi ai-je laissé planer l’idée que je me sentais incapable de résister, de me défendre, de riposter, d’être forte. Pourquoi ai-je laissé planer l’idée qu’il était possible de me violer. Pour moi comme pour tout-e-s celleux qui ont vécu ce genre de situation, l’idée n’est pas ici de s’en vouloir, mais de chercher à comprendre.
Un bout de réponse m’est venu par la suite :
Trop peu – peut-être même jamais – n’ai-je perçu d’autres images du viol que celle de l’impuissance. Trop peu n’ai-je entendu des histoires de femmes (et d’hommes) ayant réussi à ne pas se faire violer. Dans ces histoires, il n’y a pas non plus d’analyse collective (partage d’expériences ou étude des rapports de domination), d’autres possibles fins d’histoires, d’autres choix qui auraient pu être envisagés (comme dans un théâtre forum[1] par exemple). Et si l’on n’a pas d’exemples, on pense que c’est impossible, ou au moins exceptionnel. On vit dans la peur.
Le viol colonise aussi nos têtes, nous insuffle la peur, il est aussi possible parce qu’on a peur, parce qu’on a l’impression – de par la culture du viol – qu’on est incapable et faible. Parce qu’on se sent déjà coupable – d’avoir pris un risque, d’avoir mis la jupe, d’avoir marché dans la rue la nuit, d’avoir fait du stop. Alors que bien sûr, on ne l’est pas.
Le viol existe aussi sous d’autres formes.
C’est un rapport sexuel sans consentement. Et combien de fois on se force, par amour, amitié, affection, malaise, devoir, peur, pression personnelle, pression sociale… Combien de fois on décide ou on accepte de faire passer son propre malaise après le désir « incontrôlable » de l’autre, consciemment, ou inconsciemment. Combien de fois on pense qu’un rapport sexuel est dû si l’on a déjà envoyé des messages de « consentement ». Et combien de fois on trompe son propre consentement, on le perd, on le feint, on lui ment, on se ment.
Est-ce grave ? Pas nécessairement, mais ça peut créer pas mal de blocage, de mal-être, de rapports difficiles et sans plaisir dans la sexualité et les relations.
En fait j’ai besoin d’autres histoires, d’autres imaginaires, de savoir jusque dans mon inconscient, et que ce soit aussi clair dans la tête de toute personne, que je suis inviolable. En toutes circonstances.
Il y a deux mythes à combattre.
Un mythe collectif, une culture du viol, qui empêche d’agir en prévention : de faire du stop, de sortir tard le soir, de vivre un peu sa vie comme on l’entend, de « prendre des risques » ou au moins « le risque de se faire violer ». Et un mythe personnel qui, lorsque le scénario trop connu par la culture du viol arrive, fait se figer, enferme dans un comportement d’impuissance et empêche de réagir.
Alors on a trouvé quelques formules magiques, quelques outils, quelques pistes :
– Pour taffer sur le consentement : en parler à tout plein de gens, lire pleins de témoignages, expérimenter, échanger sur des difficultés similaires, ou au contraire en apprendre sur des expériences totalement différentes… Parce que briser le tabou sur la sexualité permettrait à tout le monde de se sentir mieux avec la sienne, et de casser par la même occasion un tas de préjugés, normes, et appréhensions.
– Contre la peur du viol, et pour travailler à casser mon mythe personnel, je me suis mise à la self-défense. Il en existe plusieurs formes : verbales, comportementale, physique. En tout cas j’espère acquérir un peu de confiance en moi.
– Pour la création d’autres imaginaires : Je raconte cette « mauvaise » expérience en la dédramatisant, en débriefant dessus. J’ai aussi écrit ce texte, le partageant, l’améliorant collectivement. D’autre part, j’aimerais tomber sur d’autres imaginaires fictifs, dans lesquels les femmes sont fortes, se défendent, se déplacent seules sans être inquiétées. Histoire de contrecarrer l’alimentation du mythe collectif de la culture du viol.
– Et puis, parce que j’ai eu trop de belles histoires et de belles rencontres, que je refuse de renoncer à cette aventure quotidienne, mais aussi pour combattre l’imaginaire collectif…
Bien sûr, je continue à faire du stop.
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[1] Issu de Théâtre de l’Opprimé inventé par Augusto Boal, le Théâtre Forum est un outil d’éducation populaire conçu pour que les spectateurices puissent aussi être acteurices et qu’ielles aient la possibilité d’intervenir sur la scène et de jouer leurs solutions.
Tract téléchargeable ici : tract 65 – Inviolable